Un si beau présent
Sam 16 Nov 2024 - 17:34
Un si beau présent
En une contrée paisible et prospère, le vicomte Aldric épousa, un beau jour de printemps, la douce Adélaïs. Adélaïs était la fille d’un noble du comté voisin, une jolie jeune fille discrète et charmante. Leur mariage était guidé par les sentiments, non par des considérations territoriales ou politiques. La vie semblait commencer sous de bons auspices pour les nouveaux mariés, malgré les sombres prévisions proférées lors de leurs épousailles par une vieille femme attifée d’antiques guenilles crasseuses.
Quelques courtes années plus tard, Dame Adélaïs expira en mettant au monde son fils Aloïs, au moment où sonnait l’angélus du matin au proche monastère. Inconsolable, son époux le vicomte Aldric lui fit dresser un bel enfeu dans la chapelle de son petit château. Il passait le plus clair de son temps dans l’édifice religieux à pleurer son épouse. Il ne lui restait que son fils, ce petit être qui lui rappelait sans cesse sa douce amie.
Ne pouvant élever seul le jeune enfant, il décida bien vite d’engager une nourrice pour s’occuper du bébé, confié en attendant aux bons soins d’une des suivantes de sa femme. Il embaucha rapidement une jeune femme, ainsi que son mari pour remplacer un vieux palefrenier désormais impotent.
Mélisse, la nourrice, avait elle aussi un petit garçon. Elle allaita les deux enfants en même temps, laissant une plus grande partie de son lait à Aloïs, très vorace, ne négligeant cependant pas son propre enfant moins goulu. Elle était d’une grande douceur avec les deux nourrissons.
Aloïs grandissait bien, il était fort et plein de vie, ce qui rendait Aldric très heureux. Jaufret, le fils de Mélisse, était plus chétif que son frère de lait, mais très vif. Les deux enfançons s’épanouissaient et devinrent de charmants petits garçons. Ils apprirent à marcher, à manger seul, à faire des bêtises ensemble. Ils jouaient toujours tous les deux, Aloïs guidant les jeux, et Jaufret l’accompagnant de bonne grâce.
Quand ils eurent atteint l’âge de 7 ans, Aldric fit venir un précepteur pour éduquer Aloïs. Celui-ci n’avait que peu de goût pour les études solitaires, et préférait de loin ses après-midi qu’il passait à chevaucher ou à apprendre le maniement de l’épée avec son maître d’armes. Pour stimuler un peu le jeune garçon, le précepteur suggéra au comte de lui adjoindre Jaufret pour ses études. Aldric acquiesça volontiers, et à partir de ce moment, les deux enfants étudièrent ensemble les matins, ce qui fut d’un grand bénéfice pour Aloïs. L’après-midi, celui-ci vaquait à ses occupations de noble tandis que Jaufret aidait son père aux écuries.
À l’adolescence, Aloïs fut envoyé chez un seigneur voisin en tant que page, pour parfaire sa formation. Les deux garçons eurent un peu de peine à quitter leur vie d’enfant, surtout Jaufret qui devait laisser des études qui le passionnaient et travailler à temps complet. Son père ayant disparu récemment, il devait désormais subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa mère. Le vicomte, d’une nature généreuse, le garda auprès de l’intendant du domaine pour qu’il apprenne le métier et puisse un jour le remplacer, tandis que sa mère aidait aux cuisines.
Les deux jeunes gens devinrent adultes parallèlement mais éloignés l’un de l’autre. Aloïs fut armé chevalier tandis que Jaufret succédait à l’intendant. Ils se voyaient désormais peu, occupés chacun de leur côté, mais toujours avec plaisir. Le vicomte Aldric était très fier de son fils, il était beau, ressemblait à sa mère, et avait grandi de belle façon, de plus il était attentionné avec son père.
Quelques temps plus tard, Aloïs fut appelé par son suzerain pour aller mener bataille pour le roi, pour défendre le royaume. Il combattit vaillamment les guerriers qui lui faisaient face. Cependant, au cours de l’affrontement, il fut grièvement blessé. La bataille finie, les hommes du suzerain le ramenèrent à la demeure de son père.
Aldric fit intervenir les meilleurs médecins du coin, ainsi que l’herboriste de l’abbaye voisine, mais leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Une semaine après son arrivée, malgré les soins dont il avait fait l’objet et après de grandes souffrances, Aloïs rendit l’âme dans les bras de son père, alors que retentissait au loin l’angélus du soir. Jaufret observait la triste scène d’un coin de la chambre de son ami, les yeux remplis de larmes.
Aldric était anéanti, après son épouse tant aimée, c’était son fils unique qu’on lui prenait. Il resta une partie de la nuit à bercer le corps sans vie de son enfant, passant les doigts dans ses fins cheveux blonds. Le jour de l’inhumation d’Aloïs, il semblait ailleurs, absent. Il suivait la cérémonie, mais paraissait désemparé, loin de tout et de tous. Jaufret lui prit délicatement le bras pour le guider et revenir à sa demeure, tant il semblait désirer que la terre l’engloutisse en même temps que son fils.
Prostré, Aldric refusait de s’alimenter, ne pouvant avaler quoi que ce soit. Il restait assis dans son fauteuil ou devant l’enfeu de son épouse, qu’elle partageait désormais avec Aloïs. Il s’affaiblissait de jour en jour et ne tarda pas à s’aliter. Jaufret appela le médecin et le chapelain d’Aldric. Ceux-ci s’affairèrent autour de lui, chacun dans son domaine, le médecin le soignant, le prêtre le réconfortant.
Craignant sa fin prochaine, ils appelèrent ce qui lui restait de famille, trois petits-cousins : Aquilin, Crispin et Fulgence. Ceux-ci se précipitèrent auprès du vicomte. Ils étaient désormais ses seuls héritiers.
Jaufret les accueillit à leur arrivée et leur indiqua le chemin pour trouver la chambre d’Aldric. Les trois frères s’y précipitèrent abandonnant Jaufret qu’ils avaient à peine écouté. Ils entrèrent précipitamment dans la chambre d’Aldric, en oubliant de frapper à la porte. À eux trois ils emplirent la pièce. Le médecin, au chevet du malade, leur demanda de sortir et de le laisser dans le calme. Ils regardèrent leur cousin qui semblait au plus mal, mais était encore en vie, et sortirent de mauvaise grâce.
Aquilin, Crispin et Fulgence s’installèrent au château, ne voulant pas refaire la route quelques jours plus tard quand Aldric passerait dans l’autre monde. Ils trouvaient d’ailleurs qu’il y mettait de la mauvaise volonté. Non seulement il ne mourrait pas, mais il avait recommencé à se sustenter grâce aux bons soins de son médecin et aux bouillons que lui apportait ce petit freluquet d’intendant.
En effet, Jaufret lui apportait plusieurs fois par jour des bouillons de poulet ou de légumes préparés par sa mère, et des infusions concoctées par le médecin. Au départ, Aldric ne voulut pas les avaler. Grâce à sa force de persuasion, Jaufret réussit petit à petit à lui faire ingurgiter quelques cuillérées, puis un bol entier, et put bientôt y ajouter un peu de pain trempé.
Grâce aux bons soins des deux hommes, Aldric reprit quelques forces. Un matin, il demanda à Jaufret qu’il lui envoie son tabellion, Pons. Jaufret s’exécuta, et Pons se présenta auprès du vicomte quelques minutes plus tard.
Ayant vu Jaufret et Pons discuter, Aquilin, Crispin et Fulgence, s’approchèrent en silence de l’huis de leur cousin. La porte d’Aldric était restée entrebâillée, une aubaine pour les trois frères qui tendirent l’oreille. Ils entendirent ainsi qu’Aldric s’inquiétait pour l’avenir de son domaine maintenant qu’il n’avait plus d’héritier direct. Le tabellion lui confirma qu’il ne lui restait comme famille que ses petits-cousins, et qu’il pouvait s’il le désirait léguer son domaine à l’un d’entre eux, celui qu’il désirait, sinon ce serait l’aîné qui entrerait en possession de tout à son décès.
Aldric, bien que peu enthousiaste acquiesça. Cependant il signifia qu’il désirait choisir celui qui serait digne de prendre sa succession et d’accéder à son titre. Les connaissant somme toute assez peu, il décida de léguer tous ses biens à celui qui lui donnerait le plus beau des présents, le présent qui lui ferait le plus plaisir. Il ajouta que celui-là serait digne de lui succéder, et qu’il signerait des actes notariés en ce sens.
Les trois frères se regardèrent, une lueur de cupidité brillait dans leurs yeux. Entendant le tabellion se lever, ils s’en allèrent le plus discrètement possible, la vénalité éclairant toujours leur regard. Ils se retrouvèrent dans les appartements qui avaient été mis à leur disposition, et engagèrent une conversation des plus animées. Chacun se jugeait le plus à même des trois pour succéder à Aldric, chacun pensait avoir nettement plus de qualités que ses frères. Ils discutèrent fort tard dans la nuit, et finirent par se mettre d’accord sur le fait de trouver chacun de leur côté le plus beau cadeau et de concourir les uns contre les autres.
Le lendemain, ils demandèrent audience à Aldric. Ne désirant pas lui avouer qu’ils avaient écouté sa conversation avec Pons la veille, ils prirent comme prétexte à leur visite son début de rétablissement et leur désir de lui souhaiter de guérir au plus vite. Ils firent moult courbettes et flatteries, pour tenter déjà d’entrer dans ses bonnes grâces.
Ils tentèrent de l’amener sur le terrain du legs de son domaine et de son titre. Ils se croyaient subtils dans leurs propos, et discutèrent des qualités que devait posséder un châtelain, se mettant tour à tour en avant, puisque de leur point de vue, ils avaient toutes les qualités requises. Aldric, bien que faible et malade, ne fut pas dupe du jeu des trois frères. Il comprit qu’ils convoitaient ses terres. Ils finirent par lui annoncer qu’ils rentraient chez eux, mais qu’ils reviendraient bientôt pour lui rendre visite et prendre de ses nouvelles. Aldric en profita pour leur faire part de sa décision de choisir bientôt celui à qui il léguerait ses biens et son domaine.
Dès qu’ils eurent quitté le château et regagné leur fief, les trois frères se séparèrent et partirent chacun de leur côté en quête du plus beau présent. Ils se mirent d’accord pour se retrouver trois mois plus tard pour aller offrir leurs cadeaux à Aldric. Aquilin, en tant qu’aîné avait une bourse plus remplie que ses frères et des revenus bien plus importants, il choisit de faire appel au meilleur orfèvre du comté pour qu’il lui crée un coffret en or et argent, incrusté de pierres précieuses. Crispin quant à lui, partit en direction de la montagne où se trouvaient des mines de diamants. Il espérait pouvoir en récolter et échanger une quantité suffisante pour éblouir Aldric. Enfin Fulgence partit en direction d’un comté voisin, réputé pour ses chevaux hors du commun. Aldric aimant les beaux destriers, Fulgence pensa qu’un bel étalon serait le cadeau idéal.
L’orfèvre travailla sans relâche, pendant des semaines. Le coffret était très beau, très ouvragé, mais toujours Aquilin trouvait un détail qui n’allait pas ou demandait une amélioration. L’orfèvre s’épuisait, mais toujours devait recommencer, changer quelque chose, refondre du métal, sertir une pierre précieuse différente, modifier un motif. Aquilin ne fut satisfait qu’au terme des trois mois, le coffret était parfait. Tout en lui respirait le luxe, la richesse, la beauté, la délicatesse. Un pur bijou d’art joaillier. Les yeux d’Aquilin brillaient de convoitise en le regardant, Dieu qu’il était dommage d’en faire cadeau à un vieillard cacochyme. Seule la perspective de le récupérer avec l’héritage l’empêcha de le garder pour lui dès à présent et de pratiquement se ruiner pour le payer.
Pendant ce temps, Crispin écumait les mines pour récolter les diamants. Il désespérait de remplir les fontes qu’il avait emmenées à cet effet. Après des jours de recherches intensives, il finit par trouver quelques pierres précieuses, mais pas assez. Il continua à creuser le filon qu’il venait de trouver, plus loin dans les entrailles de la terre, toujours plus loin. Sa récolte commençait à prendre bonne forme, les trois mois étaient presque arrivés à échéance quand d’un coup de pioche, il fit se détacher un bloc de pierre plus gros que les autres. Dans le trou laissé sur la paroi, il vit un très gros diamant. Il serait le plus beau de tous. Mais le coquin ne voulait pas se détacher, il dut creuser autour un trou de plus en plus grand, mais la roche était trop dure il n’y arrivait pas. Il décida de l’attaquer par le dessus, à force de taper, un autre bloc se détacha, un bloc appartenant au plafond. Crispin ne comprit pas ce qu’il arrivait et n’eut pas le temps de réagir et de se sortir. Jamais il n’amènerait ses diamants à Aldric, la mine lui servit de tombeau.
Le troisième frère, Fulgence, arriva dans le comté voisin et se mit en quête de l’étalon de ses rêves. Il écuma une grande partie des fermes sans trouver l’objet de ses désirs. Bien sûr il vit de belles bêtes, mais aucun animal exceptionnel comme il le voulait. Commençant à désespérer, il alla inspecter une dernière ferme reculée. Dans l’écurie, il découvrit un magnifique animal. Un extraordinaire cheval blanc. Sa robe immaculée ressortait dans la pénombre, le rendant presque irréel. Il tenta de négocier l’animal avec le fermier, mais celui-ci était dur en affaire. Après d’âpres négociations, Fulgence réussit enfin à acquérir l’animal, mais à quel prix… En plus d’un coût substantiel, en monnaie sonnante et trébuchante, il dut promettre de revenir et de donner beaucoup plus, avec ce qu’il aurait récupéré grâce à l’héritage ou de revenir travailler le reste de sa vie pour compenser. Fulgence promit, pensant bien ne jamais revenir, il n’avait pas vu la lueur rougeâtre dans les yeux du fermier.
Pendant que les trois frères menaient leur quête, Aldric était en convalescence. Il était encore très faible mais arrivait à manger un peu plus de semaine en semaine. Il ne pouvait sortir, mais arrivait à aller s’asseoir sur son fauteuil au coin du feu. De son confortable siège il pouvait voir ce qui se passait dehors, l’agitation des domestiques, les animaux, la vie. Plusieurs fois, en début de soirée, avant de rejoindre son lit, il surprit Jaufret, des fleurs des champs à la main. Il le vit régulièrement partir avec son petit bouquet. Il eut un sourire triste, la vie continuait.
Au bout de quelques jours, Jaufret vint rendre compte à Aldric, il gérait admirablement le domaine, avec justesse et générosité. En fin d’entretien, Aldric lui demanda quelle était la jeune fille qu’il rejoignait si souvent avec des fleurs. Jaufret embarrassé n’osa pas répondre, il se contenta de rougir en fixant le bout de ses chaussures et de bredouiller des excuses pour retourner à son travail au plus vite. Aldric sourit de sa gêne, il regarda l’extérieur mélancolique, même sans Aloïs les autres devaient poursuivre leur existence.
Les trois mois de délais fixés par Aquilin arrivaient à échéance, il se prépara à recevoir ses deux frères pour retourner chez le vicomte. Il espérait bien avoir le plus beau cadeau pour Aldric. Fulgence arriva le dernier jour avant le terme, tenant derrière lui le magnifique pur-sang blanc. Aquilin en pâlit de dépit, il connaissait la passion d’Aldric pour les chevaux et celui-là serait sans aucun doute à son goût. Fulgence quant à lui blêmit devant le délicat coffret de son frère. Ils se regardaient en chiens de faïence, jaloux l’un de l’autre. Ils attendirent impatiemment Crispin quelques jours, ne le voyant pas venir, ils envoyèrent un domestique se renseigner. Celui-ci revint deux jours plus tard leur disant avoir retrouvé sa monture affamée attachée devant une mine effondrée. Ils comprirent qu’ils ne le reverraient pas, ils en éprouvèrent à la fois de la peine pour leur frère mais aussi une certaine joie mauvaise, cela faisait toujours un concurrent en moins.
Les deux derniers frères partirent très vite au château d’Aldric, Aquilin serrant le coffret de peur que son frère ne le lui vole, Fulgence tenant l’étalon blanc au bout d’une courte longe, surveillant du coin de l’œil son aîné de crainte qu’il n’essaie de blesser le cheval. Le trajet entre les deux demeures n’avait fait qu’exacerber l’antagonisme et la rivalité des deux frères. Ils faillirent plus d’une fois en venir aux mains. La tension ne faisait qu’augmenter au fil des kilomètres. La nuit qu’ils passèrent avant d’arriver fut des plus pénibles.
Le matin suivant, Jaufret vit arriver Aquilin et Fulgence de loin, il avertit aussitôt Aldric de l’approche des deux hommes. Aldric qui allait un peu mieux lui demanda de les emmener dans la salle de réception où il les recevrait. Jaufret inclina la tête et partit à la rencontre des cousins du vicomte. Dès qu’ils eurent mis pied à terre, il leur indiqua qu’Aldric les attendait. Fulgence lui confia le cheval négligemment, tandis qu’ils se précipitaient dans la salle désignée.
Aldric reçut Aquilin et Fulgence. Ceux-ci saluèrent leur cousin de façon un peu empesée, la tension dans la salle était palpable. Aquilin parla en premier, il lui demanda d’une voix onctueuse des nouvelles de sa santé, le complimentant sur son teint frais et rose. Fulgence bouillait intérieurement de voir son frère tenter de rentrer dans les bonnes grâces du vicomte. Ne voulant pas être en reste, il coupa la parole à son aîné, flattant sans vergogne Aldric. L’un comme l’autre essayait de s’attirer les faveurs de celui dont ils convoitaient les terres et le titre.
Aquilin déposa le coffret devant Aldric et le lui offrit. Il lui vanta les qualités de celui-ci et de l’artisan, la beauté des motifs ciselés, la perfection des pierres précieuses, la finesse du dessin. Il le lui donna avec déférence. Fulgence, bien décidé à être l’héritier du vicomte, ne laissa pas à Aldric le temps d’admirer de près le coffret. Il lui annonça que lui aussi avait un cadeau, et qu’il se trouvait dans la cour. Il se précipita vers Aldric pour l’aider à se relever et le soutenir. Aquilin fit de même pour ne pas le laisser marquer des points. Arrivés dans la cour, Fulgence appela Jaufret et lui arracha la longe des mains. Il engagea Aldric à regarder l’étalon sous toutes ses coutures, à tâter sa croupe et inspecter sa dentition. Le cheval était parfait.
Aldric, n’était pas dupe du manège des deux frères, de leur générosité feinte qui avait pour seul but de devenir le prochain vicomte. Il ne savait lequel choisir. Aucun ne lui plaisait vraiment, aucun ne semblait posséder les qualités qu’il jugeait nécessaires pour son successeur. Las de leurs querelles latentes, il leur signifia qu’il était fatigué et devait se reposer. Il leur annonça en se retirant qu’il allait réfléchir la journée et leur annoncerait au repas du soir qui il avait choisi pour lui succéder.
Aldric n’était pas très en forme, il n’avait envie de voir aucun des deux frères prendre sa suite. Il se faisait du souci pour son domaine et ses gens. Il appela Pons. Ils discutèrent un moment, ne trouvant pas de solution satisfaisante. Désirant se recueillir et espérant trouver la solution, il lui demanda de l’aider à se rendre dans la chapelle. Il resta devant l’enfeu de sa femme et son fils pendant un long moment, et en ressortit très ému. Il s’enferma alors dans ses appartements avec Pons, il avait trouvé la solution. Ils discutèrent un moment sur les modalités à mettre en place, au moment où ils finalisaient les actes, les cloches de l’abbaye sonnaient midi.
Le repas du soir s’annonçait difficile, Aldric demanda à Pons d’y assister, ainsi que Jaufret, il craignait les réactions vives que la déception pourrait entraîner. Le souper fut tendu, la conversation heurtée. Le dessert mangé, Aldric repoussa sa chaise et se dirigea vers la cheminée, soutenu par Pons. Les deux frères s’installèrent sur des sièges en face de lui, Pons à côté de lui et Jaufret derrière, debout, en retrait. Aldric prit une grande inspiration tandis qu’Aquilin et Fulgence se tendaient, inclinant le torse vers lui. Leurs regards étaient brillants, impatients, remplis de convoitise.
Il leur annonça alors son choix, et celui-ci surprit ses cousins qui se levèrent brusquement, manifestèrent leur mauvaise humeur, réclamèrent des explications. En effet, le nom qu’Aldric avait prononcé, n’était ni Aquilin, ni Fulgence mais Jaufret. Aldric avait préféré son intendant issu du commun à ses cousins de noble extraction, et ce malgré les riches cadeaux qu’ils lui avaient apportés.
Jaufret ne s’y attendait pas du tout et n’arrivait pas à parler tant la surprise était grande.
Aquilin et Fulgence s’en allèrent avec leurs cadeaux sans attendre le lendemain, furieux. Ils ne comprenaient pas comment Aldric avait pu leur préférer ce jeune homme. Ils se promirent de faire appel à leur suzerain pour tenter de récupérer le domaine, et cette fois ils étaient d’accord.
Resté dans la salle à manger, Jaufret n’était toujours pas revenu de sa surprise. Après un long moment, il se tourna vers Aldric et lui dit un simple mot : "Pourquoi ?". Pourquoi le vicomte Aldric avait-il préféré un humble intendant de modeste ascendance à ses neveux de noble naissance. Pourquoi avoir choisi celui qui n’avait rien face à ceux qui lui avaient fait de magnifiques cadeaux. Aldric se tourna vers lui en souriant. Il répondit à ces questions formulée et silencieuses : "Le plus beau des présents n’est ni un coffret en or, ni un étalon immaculé. Le plus beau des présents, c’est toi qui me l’a donné." Jaufret ne comprenait pas, il n’avait rien offert au vicomte, il n’en aurait pas eu les moyens. Il fronça les sourcils. "Tu ne comprends donc pas que, pour moi les plus beaux des cadeaux que l’on pouvait m’offrir, ce sont la générosité et l’amitié, celles que tu as manifestées pour moi quand j’étais souffrant et malheureux et surtout pour Aloïs, celles que tu as données sans rien attendre en retour." Aldric avait compris ce jour-là, en allant dans la chapelle, que Jaufret n’allait pas voir une amoureuse avec ses petits bouquets, mais qu’il allait discrètement fleurir l’enfeu d’Adélaïs et Aloïs, en souvenir de son frère de lait disparu et de sa mère. Pendant toute la maladie d’Aldric, l’enfeu avait toujours été paré de délicats bouquets de fleurs fraîches.
Bien loin de là, Aquilin et Fulgence ne décoléraient pas. Ils se sentaient floués, volés. Ils voulaient intenter une action contre Jaufret. Cependant, ils n’en eurent pas l’occasion. Aquilin ruiné, gaspilla le peu qu’il lui restait, et finit par perdre son domaine. Fulgence quant à lui, une fois qu’il eut monté l’étalon blanc, ne put ni en descendre ni diriger l’animal. Celui-ci l’emmena vers la ferme où il l’avait trouvé. Fulgence dut bien malgré lui remplir le contrat moral qu’il avait passé. Il passa ce qu’il lui restait d’années à vivre, prisonnier, à travailler dur pour le propriétaire du cheval, un propriétaire dénommé Astaroth.
Jaufret succéda au vicomte Aldric quelques années plus tard. Il resta dans les mémoires comme un seigneur bon et juste, son domaine demeura prospère et paisible. Il épousa la fille d’un baron voisin, et ils élevèrent, fidèles aux valeurs du vicomte, dans le respect et l’amour, leurs enfants Aloïs, Adélaïs et Aldric.
En une contrée paisible et prospère, le vicomte Aldric épousa, un beau jour de printemps, la douce Adélaïs. Adélaïs était la fille d’un noble du comté voisin, une jolie jeune fille discrète et charmante. Leur mariage était guidé par les sentiments, non par des considérations territoriales ou politiques. La vie semblait commencer sous de bons auspices pour les nouveaux mariés, malgré les sombres prévisions proférées lors de leurs épousailles par une vieille femme attifée d’antiques guenilles crasseuses.
Quelques courtes années plus tard, Dame Adélaïs expira en mettant au monde son fils Aloïs, au moment où sonnait l’angélus du matin au proche monastère. Inconsolable, son époux le vicomte Aldric lui fit dresser un bel enfeu dans la chapelle de son petit château. Il passait le plus clair de son temps dans l’édifice religieux à pleurer son épouse. Il ne lui restait que son fils, ce petit être qui lui rappelait sans cesse sa douce amie.
Ne pouvant élever seul le jeune enfant, il décida bien vite d’engager une nourrice pour s’occuper du bébé, confié en attendant aux bons soins d’une des suivantes de sa femme. Il embaucha rapidement une jeune femme, ainsi que son mari pour remplacer un vieux palefrenier désormais impotent.
Mélisse, la nourrice, avait elle aussi un petit garçon. Elle allaita les deux enfants en même temps, laissant une plus grande partie de son lait à Aloïs, très vorace, ne négligeant cependant pas son propre enfant moins goulu. Elle était d’une grande douceur avec les deux nourrissons.
Aloïs grandissait bien, il était fort et plein de vie, ce qui rendait Aldric très heureux. Jaufret, le fils de Mélisse, était plus chétif que son frère de lait, mais très vif. Les deux enfançons s’épanouissaient et devinrent de charmants petits garçons. Ils apprirent à marcher, à manger seul, à faire des bêtises ensemble. Ils jouaient toujours tous les deux, Aloïs guidant les jeux, et Jaufret l’accompagnant de bonne grâce.
Quand ils eurent atteint l’âge de 7 ans, Aldric fit venir un précepteur pour éduquer Aloïs. Celui-ci n’avait que peu de goût pour les études solitaires, et préférait de loin ses après-midi qu’il passait à chevaucher ou à apprendre le maniement de l’épée avec son maître d’armes. Pour stimuler un peu le jeune garçon, le précepteur suggéra au comte de lui adjoindre Jaufret pour ses études. Aldric acquiesça volontiers, et à partir de ce moment, les deux enfants étudièrent ensemble les matins, ce qui fut d’un grand bénéfice pour Aloïs. L’après-midi, celui-ci vaquait à ses occupations de noble tandis que Jaufret aidait son père aux écuries.
À l’adolescence, Aloïs fut envoyé chez un seigneur voisin en tant que page, pour parfaire sa formation. Les deux garçons eurent un peu de peine à quitter leur vie d’enfant, surtout Jaufret qui devait laisser des études qui le passionnaient et travailler à temps complet. Son père ayant disparu récemment, il devait désormais subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa mère. Le vicomte, d’une nature généreuse, le garda auprès de l’intendant du domaine pour qu’il apprenne le métier et puisse un jour le remplacer, tandis que sa mère aidait aux cuisines.
Les deux jeunes gens devinrent adultes parallèlement mais éloignés l’un de l’autre. Aloïs fut armé chevalier tandis que Jaufret succédait à l’intendant. Ils se voyaient désormais peu, occupés chacun de leur côté, mais toujours avec plaisir. Le vicomte Aldric était très fier de son fils, il était beau, ressemblait à sa mère, et avait grandi de belle façon, de plus il était attentionné avec son père.
Quelques temps plus tard, Aloïs fut appelé par son suzerain pour aller mener bataille pour le roi, pour défendre le royaume. Il combattit vaillamment les guerriers qui lui faisaient face. Cependant, au cours de l’affrontement, il fut grièvement blessé. La bataille finie, les hommes du suzerain le ramenèrent à la demeure de son père.
Aldric fit intervenir les meilleurs médecins du coin, ainsi que l’herboriste de l’abbaye voisine, mais leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Une semaine après son arrivée, malgré les soins dont il avait fait l’objet et après de grandes souffrances, Aloïs rendit l’âme dans les bras de son père, alors que retentissait au loin l’angélus du soir. Jaufret observait la triste scène d’un coin de la chambre de son ami, les yeux remplis de larmes.
Aldric était anéanti, après son épouse tant aimée, c’était son fils unique qu’on lui prenait. Il resta une partie de la nuit à bercer le corps sans vie de son enfant, passant les doigts dans ses fins cheveux blonds. Le jour de l’inhumation d’Aloïs, il semblait ailleurs, absent. Il suivait la cérémonie, mais paraissait désemparé, loin de tout et de tous. Jaufret lui prit délicatement le bras pour le guider et revenir à sa demeure, tant il semblait désirer que la terre l’engloutisse en même temps que son fils.
Prostré, Aldric refusait de s’alimenter, ne pouvant avaler quoi que ce soit. Il restait assis dans son fauteuil ou devant l’enfeu de son épouse, qu’elle partageait désormais avec Aloïs. Il s’affaiblissait de jour en jour et ne tarda pas à s’aliter. Jaufret appela le médecin et le chapelain d’Aldric. Ceux-ci s’affairèrent autour de lui, chacun dans son domaine, le médecin le soignant, le prêtre le réconfortant.
Craignant sa fin prochaine, ils appelèrent ce qui lui restait de famille, trois petits-cousins : Aquilin, Crispin et Fulgence. Ceux-ci se précipitèrent auprès du vicomte. Ils étaient désormais ses seuls héritiers.
Jaufret les accueillit à leur arrivée et leur indiqua le chemin pour trouver la chambre d’Aldric. Les trois frères s’y précipitèrent abandonnant Jaufret qu’ils avaient à peine écouté. Ils entrèrent précipitamment dans la chambre d’Aldric, en oubliant de frapper à la porte. À eux trois ils emplirent la pièce. Le médecin, au chevet du malade, leur demanda de sortir et de le laisser dans le calme. Ils regardèrent leur cousin qui semblait au plus mal, mais était encore en vie, et sortirent de mauvaise grâce.
Aquilin, Crispin et Fulgence s’installèrent au château, ne voulant pas refaire la route quelques jours plus tard quand Aldric passerait dans l’autre monde. Ils trouvaient d’ailleurs qu’il y mettait de la mauvaise volonté. Non seulement il ne mourrait pas, mais il avait recommencé à se sustenter grâce aux bons soins de son médecin et aux bouillons que lui apportait ce petit freluquet d’intendant.
En effet, Jaufret lui apportait plusieurs fois par jour des bouillons de poulet ou de légumes préparés par sa mère, et des infusions concoctées par le médecin. Au départ, Aldric ne voulut pas les avaler. Grâce à sa force de persuasion, Jaufret réussit petit à petit à lui faire ingurgiter quelques cuillérées, puis un bol entier, et put bientôt y ajouter un peu de pain trempé.
Grâce aux bons soins des deux hommes, Aldric reprit quelques forces. Un matin, il demanda à Jaufret qu’il lui envoie son tabellion, Pons. Jaufret s’exécuta, et Pons se présenta auprès du vicomte quelques minutes plus tard.
Ayant vu Jaufret et Pons discuter, Aquilin, Crispin et Fulgence, s’approchèrent en silence de l’huis de leur cousin. La porte d’Aldric était restée entrebâillée, une aubaine pour les trois frères qui tendirent l’oreille. Ils entendirent ainsi qu’Aldric s’inquiétait pour l’avenir de son domaine maintenant qu’il n’avait plus d’héritier direct. Le tabellion lui confirma qu’il ne lui restait comme famille que ses petits-cousins, et qu’il pouvait s’il le désirait léguer son domaine à l’un d’entre eux, celui qu’il désirait, sinon ce serait l’aîné qui entrerait en possession de tout à son décès.
Aldric, bien que peu enthousiaste acquiesça. Cependant il signifia qu’il désirait choisir celui qui serait digne de prendre sa succession et d’accéder à son titre. Les connaissant somme toute assez peu, il décida de léguer tous ses biens à celui qui lui donnerait le plus beau des présents, le présent qui lui ferait le plus plaisir. Il ajouta que celui-là serait digne de lui succéder, et qu’il signerait des actes notariés en ce sens.
Les trois frères se regardèrent, une lueur de cupidité brillait dans leurs yeux. Entendant le tabellion se lever, ils s’en allèrent le plus discrètement possible, la vénalité éclairant toujours leur regard. Ils se retrouvèrent dans les appartements qui avaient été mis à leur disposition, et engagèrent une conversation des plus animées. Chacun se jugeait le plus à même des trois pour succéder à Aldric, chacun pensait avoir nettement plus de qualités que ses frères. Ils discutèrent fort tard dans la nuit, et finirent par se mettre d’accord sur le fait de trouver chacun de leur côté le plus beau cadeau et de concourir les uns contre les autres.
Le lendemain, ils demandèrent audience à Aldric. Ne désirant pas lui avouer qu’ils avaient écouté sa conversation avec Pons la veille, ils prirent comme prétexte à leur visite son début de rétablissement et leur désir de lui souhaiter de guérir au plus vite. Ils firent moult courbettes et flatteries, pour tenter déjà d’entrer dans ses bonnes grâces.
Ils tentèrent de l’amener sur le terrain du legs de son domaine et de son titre. Ils se croyaient subtils dans leurs propos, et discutèrent des qualités que devait posséder un châtelain, se mettant tour à tour en avant, puisque de leur point de vue, ils avaient toutes les qualités requises. Aldric, bien que faible et malade, ne fut pas dupe du jeu des trois frères. Il comprit qu’ils convoitaient ses terres. Ils finirent par lui annoncer qu’ils rentraient chez eux, mais qu’ils reviendraient bientôt pour lui rendre visite et prendre de ses nouvelles. Aldric en profita pour leur faire part de sa décision de choisir bientôt celui à qui il léguerait ses biens et son domaine.
Dès qu’ils eurent quitté le château et regagné leur fief, les trois frères se séparèrent et partirent chacun de leur côté en quête du plus beau présent. Ils se mirent d’accord pour se retrouver trois mois plus tard pour aller offrir leurs cadeaux à Aldric. Aquilin, en tant qu’aîné avait une bourse plus remplie que ses frères et des revenus bien plus importants, il choisit de faire appel au meilleur orfèvre du comté pour qu’il lui crée un coffret en or et argent, incrusté de pierres précieuses. Crispin quant à lui, partit en direction de la montagne où se trouvaient des mines de diamants. Il espérait pouvoir en récolter et échanger une quantité suffisante pour éblouir Aldric. Enfin Fulgence partit en direction d’un comté voisin, réputé pour ses chevaux hors du commun. Aldric aimant les beaux destriers, Fulgence pensa qu’un bel étalon serait le cadeau idéal.
L’orfèvre travailla sans relâche, pendant des semaines. Le coffret était très beau, très ouvragé, mais toujours Aquilin trouvait un détail qui n’allait pas ou demandait une amélioration. L’orfèvre s’épuisait, mais toujours devait recommencer, changer quelque chose, refondre du métal, sertir une pierre précieuse différente, modifier un motif. Aquilin ne fut satisfait qu’au terme des trois mois, le coffret était parfait. Tout en lui respirait le luxe, la richesse, la beauté, la délicatesse. Un pur bijou d’art joaillier. Les yeux d’Aquilin brillaient de convoitise en le regardant, Dieu qu’il était dommage d’en faire cadeau à un vieillard cacochyme. Seule la perspective de le récupérer avec l’héritage l’empêcha de le garder pour lui dès à présent et de pratiquement se ruiner pour le payer.
Pendant ce temps, Crispin écumait les mines pour récolter les diamants. Il désespérait de remplir les fontes qu’il avait emmenées à cet effet. Après des jours de recherches intensives, il finit par trouver quelques pierres précieuses, mais pas assez. Il continua à creuser le filon qu’il venait de trouver, plus loin dans les entrailles de la terre, toujours plus loin. Sa récolte commençait à prendre bonne forme, les trois mois étaient presque arrivés à échéance quand d’un coup de pioche, il fit se détacher un bloc de pierre plus gros que les autres. Dans le trou laissé sur la paroi, il vit un très gros diamant. Il serait le plus beau de tous. Mais le coquin ne voulait pas se détacher, il dut creuser autour un trou de plus en plus grand, mais la roche était trop dure il n’y arrivait pas. Il décida de l’attaquer par le dessus, à force de taper, un autre bloc se détacha, un bloc appartenant au plafond. Crispin ne comprit pas ce qu’il arrivait et n’eut pas le temps de réagir et de se sortir. Jamais il n’amènerait ses diamants à Aldric, la mine lui servit de tombeau.
Le troisième frère, Fulgence, arriva dans le comté voisin et se mit en quête de l’étalon de ses rêves. Il écuma une grande partie des fermes sans trouver l’objet de ses désirs. Bien sûr il vit de belles bêtes, mais aucun animal exceptionnel comme il le voulait. Commençant à désespérer, il alla inspecter une dernière ferme reculée. Dans l’écurie, il découvrit un magnifique animal. Un extraordinaire cheval blanc. Sa robe immaculée ressortait dans la pénombre, le rendant presque irréel. Il tenta de négocier l’animal avec le fermier, mais celui-ci était dur en affaire. Après d’âpres négociations, Fulgence réussit enfin à acquérir l’animal, mais à quel prix… En plus d’un coût substantiel, en monnaie sonnante et trébuchante, il dut promettre de revenir et de donner beaucoup plus, avec ce qu’il aurait récupéré grâce à l’héritage ou de revenir travailler le reste de sa vie pour compenser. Fulgence promit, pensant bien ne jamais revenir, il n’avait pas vu la lueur rougeâtre dans les yeux du fermier.
Pendant que les trois frères menaient leur quête, Aldric était en convalescence. Il était encore très faible mais arrivait à manger un peu plus de semaine en semaine. Il ne pouvait sortir, mais arrivait à aller s’asseoir sur son fauteuil au coin du feu. De son confortable siège il pouvait voir ce qui se passait dehors, l’agitation des domestiques, les animaux, la vie. Plusieurs fois, en début de soirée, avant de rejoindre son lit, il surprit Jaufret, des fleurs des champs à la main. Il le vit régulièrement partir avec son petit bouquet. Il eut un sourire triste, la vie continuait.
Au bout de quelques jours, Jaufret vint rendre compte à Aldric, il gérait admirablement le domaine, avec justesse et générosité. En fin d’entretien, Aldric lui demanda quelle était la jeune fille qu’il rejoignait si souvent avec des fleurs. Jaufret embarrassé n’osa pas répondre, il se contenta de rougir en fixant le bout de ses chaussures et de bredouiller des excuses pour retourner à son travail au plus vite. Aldric sourit de sa gêne, il regarda l’extérieur mélancolique, même sans Aloïs les autres devaient poursuivre leur existence.
Les trois mois de délais fixés par Aquilin arrivaient à échéance, il se prépara à recevoir ses deux frères pour retourner chez le vicomte. Il espérait bien avoir le plus beau cadeau pour Aldric. Fulgence arriva le dernier jour avant le terme, tenant derrière lui le magnifique pur-sang blanc. Aquilin en pâlit de dépit, il connaissait la passion d’Aldric pour les chevaux et celui-là serait sans aucun doute à son goût. Fulgence quant à lui blêmit devant le délicat coffret de son frère. Ils se regardaient en chiens de faïence, jaloux l’un de l’autre. Ils attendirent impatiemment Crispin quelques jours, ne le voyant pas venir, ils envoyèrent un domestique se renseigner. Celui-ci revint deux jours plus tard leur disant avoir retrouvé sa monture affamée attachée devant une mine effondrée. Ils comprirent qu’ils ne le reverraient pas, ils en éprouvèrent à la fois de la peine pour leur frère mais aussi une certaine joie mauvaise, cela faisait toujours un concurrent en moins.
Les deux derniers frères partirent très vite au château d’Aldric, Aquilin serrant le coffret de peur que son frère ne le lui vole, Fulgence tenant l’étalon blanc au bout d’une courte longe, surveillant du coin de l’œil son aîné de crainte qu’il n’essaie de blesser le cheval. Le trajet entre les deux demeures n’avait fait qu’exacerber l’antagonisme et la rivalité des deux frères. Ils faillirent plus d’une fois en venir aux mains. La tension ne faisait qu’augmenter au fil des kilomètres. La nuit qu’ils passèrent avant d’arriver fut des plus pénibles.
Le matin suivant, Jaufret vit arriver Aquilin et Fulgence de loin, il avertit aussitôt Aldric de l’approche des deux hommes. Aldric qui allait un peu mieux lui demanda de les emmener dans la salle de réception où il les recevrait. Jaufret inclina la tête et partit à la rencontre des cousins du vicomte. Dès qu’ils eurent mis pied à terre, il leur indiqua qu’Aldric les attendait. Fulgence lui confia le cheval négligemment, tandis qu’ils se précipitaient dans la salle désignée.
Aldric reçut Aquilin et Fulgence. Ceux-ci saluèrent leur cousin de façon un peu empesée, la tension dans la salle était palpable. Aquilin parla en premier, il lui demanda d’une voix onctueuse des nouvelles de sa santé, le complimentant sur son teint frais et rose. Fulgence bouillait intérieurement de voir son frère tenter de rentrer dans les bonnes grâces du vicomte. Ne voulant pas être en reste, il coupa la parole à son aîné, flattant sans vergogne Aldric. L’un comme l’autre essayait de s’attirer les faveurs de celui dont ils convoitaient les terres et le titre.
Aquilin déposa le coffret devant Aldric et le lui offrit. Il lui vanta les qualités de celui-ci et de l’artisan, la beauté des motifs ciselés, la perfection des pierres précieuses, la finesse du dessin. Il le lui donna avec déférence. Fulgence, bien décidé à être l’héritier du vicomte, ne laissa pas à Aldric le temps d’admirer de près le coffret. Il lui annonça que lui aussi avait un cadeau, et qu’il se trouvait dans la cour. Il se précipita vers Aldric pour l’aider à se relever et le soutenir. Aquilin fit de même pour ne pas le laisser marquer des points. Arrivés dans la cour, Fulgence appela Jaufret et lui arracha la longe des mains. Il engagea Aldric à regarder l’étalon sous toutes ses coutures, à tâter sa croupe et inspecter sa dentition. Le cheval était parfait.
Aldric, n’était pas dupe du manège des deux frères, de leur générosité feinte qui avait pour seul but de devenir le prochain vicomte. Il ne savait lequel choisir. Aucun ne lui plaisait vraiment, aucun ne semblait posséder les qualités qu’il jugeait nécessaires pour son successeur. Las de leurs querelles latentes, il leur signifia qu’il était fatigué et devait se reposer. Il leur annonça en se retirant qu’il allait réfléchir la journée et leur annoncerait au repas du soir qui il avait choisi pour lui succéder.
Aldric n’était pas très en forme, il n’avait envie de voir aucun des deux frères prendre sa suite. Il se faisait du souci pour son domaine et ses gens. Il appela Pons. Ils discutèrent un moment, ne trouvant pas de solution satisfaisante. Désirant se recueillir et espérant trouver la solution, il lui demanda de l’aider à se rendre dans la chapelle. Il resta devant l’enfeu de sa femme et son fils pendant un long moment, et en ressortit très ému. Il s’enferma alors dans ses appartements avec Pons, il avait trouvé la solution. Ils discutèrent un moment sur les modalités à mettre en place, au moment où ils finalisaient les actes, les cloches de l’abbaye sonnaient midi.
Le repas du soir s’annonçait difficile, Aldric demanda à Pons d’y assister, ainsi que Jaufret, il craignait les réactions vives que la déception pourrait entraîner. Le souper fut tendu, la conversation heurtée. Le dessert mangé, Aldric repoussa sa chaise et se dirigea vers la cheminée, soutenu par Pons. Les deux frères s’installèrent sur des sièges en face de lui, Pons à côté de lui et Jaufret derrière, debout, en retrait. Aldric prit une grande inspiration tandis qu’Aquilin et Fulgence se tendaient, inclinant le torse vers lui. Leurs regards étaient brillants, impatients, remplis de convoitise.
Il leur annonça alors son choix, et celui-ci surprit ses cousins qui se levèrent brusquement, manifestèrent leur mauvaise humeur, réclamèrent des explications. En effet, le nom qu’Aldric avait prononcé, n’était ni Aquilin, ni Fulgence mais Jaufret. Aldric avait préféré son intendant issu du commun à ses cousins de noble extraction, et ce malgré les riches cadeaux qu’ils lui avaient apportés.
Jaufret ne s’y attendait pas du tout et n’arrivait pas à parler tant la surprise était grande.
Aquilin et Fulgence s’en allèrent avec leurs cadeaux sans attendre le lendemain, furieux. Ils ne comprenaient pas comment Aldric avait pu leur préférer ce jeune homme. Ils se promirent de faire appel à leur suzerain pour tenter de récupérer le domaine, et cette fois ils étaient d’accord.
Resté dans la salle à manger, Jaufret n’était toujours pas revenu de sa surprise. Après un long moment, il se tourna vers Aldric et lui dit un simple mot : "Pourquoi ?". Pourquoi le vicomte Aldric avait-il préféré un humble intendant de modeste ascendance à ses neveux de noble naissance. Pourquoi avoir choisi celui qui n’avait rien face à ceux qui lui avaient fait de magnifiques cadeaux. Aldric se tourna vers lui en souriant. Il répondit à ces questions formulée et silencieuses : "Le plus beau des présents n’est ni un coffret en or, ni un étalon immaculé. Le plus beau des présents, c’est toi qui me l’a donné." Jaufret ne comprenait pas, il n’avait rien offert au vicomte, il n’en aurait pas eu les moyens. Il fronça les sourcils. "Tu ne comprends donc pas que, pour moi les plus beaux des cadeaux que l’on pouvait m’offrir, ce sont la générosité et l’amitié, celles que tu as manifestées pour moi quand j’étais souffrant et malheureux et surtout pour Aloïs, celles que tu as données sans rien attendre en retour." Aldric avait compris ce jour-là, en allant dans la chapelle, que Jaufret n’allait pas voir une amoureuse avec ses petits bouquets, mais qu’il allait discrètement fleurir l’enfeu d’Adélaïs et Aloïs, en souvenir de son frère de lait disparu et de sa mère. Pendant toute la maladie d’Aldric, l’enfeu avait toujours été paré de délicats bouquets de fleurs fraîches.
Bien loin de là, Aquilin et Fulgence ne décoléraient pas. Ils se sentaient floués, volés. Ils voulaient intenter une action contre Jaufret. Cependant, ils n’en eurent pas l’occasion. Aquilin ruiné, gaspilla le peu qu’il lui restait, et finit par perdre son domaine. Fulgence quant à lui, une fois qu’il eut monté l’étalon blanc, ne put ni en descendre ni diriger l’animal. Celui-ci l’emmena vers la ferme où il l’avait trouvé. Fulgence dut bien malgré lui remplir le contrat moral qu’il avait passé. Il passa ce qu’il lui restait d’années à vivre, prisonnier, à travailler dur pour le propriétaire du cheval, un propriétaire dénommé Astaroth.
Jaufret succéda au vicomte Aldric quelques années plus tard. Il resta dans les mémoires comme un seigneur bon et juste, son domaine demeura prospère et paisible. Il épousa la fille d’un baron voisin, et ils élevèrent, fidèles aux valeurs du vicomte, dans le respect et l’amour, leurs enfants Aloïs, Adélaïs et Aldric.
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