Les contes de l'Arc-en-Ciel
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Arsène
Arsène
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Sam 16 Nov 2024 - 17:36
L’insaisissable vérité




Depuis bien longtemps déjà, il ne se rappelait plus combien de temps, Armaël habitait seul dans une pauvre petite maison à l’écart du village, au détour d’une colline. Il ne cherchait pas la compagnie des villageois, d’ailleurs ceux-ci non plus, ils ne lui adressaient pas la parole, et se comportaient comme s’il n’existait pas. Il avait bien essayé de leur parler plusieurs fois, mais toujours il s’était heurté à un mur, personne ne lui répondait. Bien que triste au début, le jeune garçon s’y était habitué.  

Un matin, alors qu’il était devant sa masure, assis à l’ombre, il vit arriver quelqu’un qui venait dans sa direction. Il l’observa, circonspect. Il fut très surpris en entendant le garçon, qui paraissait avoir approximativement le même âge que lui, lui adresser la parole. Étonné, il mit un certain temps avant de lui répondre. Petit à petit les deux garçons s’apprivoisèrent, et en fin de matinée, ils en avaient appris beaucoup l’un sur l’autre.

Le visiteur d’Armaël s’appelait Thomaïs. Il habitait de l’autre côté du village depuis peu. Il avait emménagé avec ses parents. Il espérait que sa vie serait mieux ici, dans son autre village, les gens le regardaient de travers, ils le trouvaient bizarre, ils avaient peur de lui. Quand Armaël lui demanda pourquoi, Thomaïs lui répondit qu’il ne comprenait pas, qu’il se contentait de parler à tout le monde et que cela semblait faire peur aux autres.

Armaël dit alors à Thomaïs que lui aussi avait des problèmes avec les villageois, qu’ils refusaient de lui parler et de répondre à ses questions, mais qu’il ne savait pas pourquoi. Un beau matin plus personne ne voulut lui adresser la parole. Ils se trouvèrent de nombreux points communs. Thomaïs promis à son nouvel ami de revenir le voir très souvent.

Thomaïs sentait le garçon triste de sa situation. Il se promit de l’aider à trouver la réponse à sa question : pourquoi les gens refusaient de lui parler. Il était persuadé que cet isolement jouait sur la santé d’Armaël qu’il avait trouvé très pâle, trop pâle pour cette période estivale, et sur son moral, il était vêtu de vêtements usés, défraîchis et déchirés.    

Le lendemain, quand il revint voir Armaël, Thomaïs était décidé à lui demander des explications plus complètes. Après un moment de discussions anodines, il lui demanda s’il n’avait vraiment aucune idée de la raison de ce mépris. Ensemble ils cherchèrent ce qui avait pu le provoquer, mais Armaël ne comprenait pas. Thomaïs lui demanda alors s’il se rappelait ce qu’il avait fait avant le jour où les gens avaient commencé à l’ignorer. Ils eurent beau se questionner, Armaël ne trouvait aucun motif à ce dédain.

Une après-midi, en se promenant dans la forêt, Thomaïs aperçut au loin une silhouette sombre qui se dressait sur une colline proche. Il demanda à Armaël ce que c’était. Celui-ci s’arrêta, et de l’effroi dans la voix lui expliqua que c’était une demeure en ruine, que les villageois l’appelaient le château maudit, et qu’il ne fallait pas s’en approcher. D’ailleurs, il préféra faire demi-tour et retourner sur leurs pas. Thomaïs regarda un moment en arrière puis rejoignit son ami.

Ce château intriguait Thomaïs, il tenta de questionner Armaël dessus, mais celui-ci était réticent à lui répondre. Le château était un lieu maudit, interdit, personne ne s’en approchait, il ne fallait pas y aller, ce fut tout ce qu’il réussit à obtenir d’Armaël.  

Rentré chez lui, Thomaïs continua à penser au château. Il se posait beaucoup de questions. Les jours suivants, en vaquant à ses occupations dans le village, il tenta de sonder les habitants. Les réactions qu’il recueillit furent toutes semblables, de la peur, un recul, puis de la suspicion… Pourquoi ce gamin posait des questions sur cette demeure interdite. Les gens commençaient à le regarder de travers. Thomaïs vit qu’il n’obtiendrait rien d’eux non plus, jusqu’à ce qu’une très vieille femme lui dise d’oublier ce château, qu’il n’amenait que le malheur, et de ne surtout jamais y aller. Le ton de la vieille était si lugubre qu’il lui promit de ne pas s’en approcher.

Thomaïs cessa de se renseigner sur la demeure, cependant il n’avait pas perdu espoir d’en savoir un jour plus sur cette malédiction. Le château et son histoire l’obsédaient. Pendant des jours et des semaines, il garda pour lui ses interrogations. Il passait la plupart de ses après-midi, jusqu’à la nuit tombée, avec Armaël, à proximité de la maison de celui-ci ou dans la forêt, jamais au village où Armaël n’allait plus.

Dérogeant à ses habitudes, Thomaïs se rendit chez son ami un matin. Il ne le trouva pas, il devait être allé en forêt. Il s’y rendit également dans l’espoir de le trouver. Ses recherches infructueuses l’amenèrent sur le chemin qu’il avait suivi quelques temps plus tôt avec Armaël. Au détour d’un virage, il aperçut le château maudit. Sa silhouette se détachait sur le ciel très bleu. Elle avait sur lui un effet magnétique et il n’arrivait pas à en détacher son regard.

Il ne put résister bien longtemps et dirigea ses pas vers la bâtisse. Plus il s’approchait, plus il ressentait une sorte d’oppression, de froid, de peur latente. Les abords du château étaient broussailleux, sombres, on voyait que personne ne s’aventurait dans ce coin. Même les sentiers d’animaux sauvages semblaient absents de ces lieux inquiétants.

Écartant les buissons et les branches basses, il déboucha sur un petit chemin dégagé donnant accès à l’entrée du château. La herse était à moitié baissée, Thomaïs passa dessous rapidement, pas très rassuré. Il avança précautionneusement dans le bâtiment. La végétation avait gagné un peu de partout, des arbres poussaient jusque dans les murailles. Des éboulis occupaient une place importante au pied des remparts. L’ensemble de la construction transpirait la désolation, le froid, la peur.

Thomaïs s’enfonça un peu plus encore, malgré le malaise qu’il commençait à ressentir, la curiosité était la plus forte. Il marchait néanmoins prudemment, regardant de tous les côtés de peur que quelque chose l’attaque. Il se déplaçait parfois le nez en l’air, et observa un groupe d’oiseaux survolant la bâtisse en faisant des cercles.  

En s’avançant plus avant dans son exploration, il se retrouva dans une petite cour encombrée en grande partie par les éboulements. En s’approchant de celui qui se trouvait tout au fond, il aperçut quelque chose qui semblait coincé entre les pierres. Elles paraissaient avoir été déplacées à cet endroit, et formaient un large creux. Il alla voir de plus près ce que c’était, oubliant toute prudence. Il s’avéra que c’était un morceau de tissu délavé et abîmé, d’une couleur indéterminée. Intrigué, il s’approcha un peu plus et effleura l’étoffe en lambeau du bout des doigts.

Au moment où il l’attrapait, il entendit un grand bruit, et vit tomber des pierres tout autour de lui. Une partie du mur s’effondrait sur lui. Dans un sursaut, il bondit en arrière, mais fut quand même atteint par un éclat de moellon et s’affaissa. Le bruit de l’effondrement fut tel qu’il résonna jusque dans la plaine et le village, faisant sursauter les habitants apeurés.

Thomaïs bien qu’étourdi et à moitié sonné, se releva. Sans jeter un œil sur le tas de gravas, il recula et partit le plus vite qu’il le put de la demeure en ruine. Arrivé à hauteur de la herse, il courut et s’enfonça dans les taillis ne faisant pas attention aux branches épineuses qui pouvaient l’écorcher, tellement il avait hâte de s’éloigner et de laisser sa peur derrière lui. Un peu plus loin, il s’assit sur un rocher pour se remettre de ses émotions, mettant dans sa poche le bout de tissu informe.

Le temps avait passé très vite, il arriva à proximité de chez Armaël seulement en fin d’après-midi. Celui-ci était revenu dans sa masure et regarda Thomaïs s’approcher en lui souriant. Il lui demanda le pourquoi de la poussière sur ses vêtements. Quand Thomaïs lui dit qu’il était allé explorer le château maudit, Armaël eut un mouvement de recul, et sembla encore plus pâle à son ami. Tous deux parlèrent un moment, Armaël tentait d’aider Thomaïs à surmonter sa peur rétrospective, tout en essayant de ne pas exprimer la sienne. Le soleil commençait à baisser sur l’horizon quand Thomaïs, calmé, prit la direction du village.

Honteux de son aventure et piteux de revenir sale et déchiré, il arriva chez lui la tête basse. Il croisa ses parents qui s’apprêtaient à aller dormir. Pas fier de lui, il passa devant eux le regard fixé au sol, balbutiant des excuses inintelligibles. N’attendant pas leur réponse, il gagna sa chambre embarrassé.

Le lendemain, après une nuit blanche, il attendit que ses parents soient levés et partis à leur travail, ce qu’ils firent très tôt lui sembla-t-il, pour se faufiler à l’extérieur et rejoindre Armaël. Il ne désirait pas raconter son aventure de la veille. En traversant le village, il croisa nombre de gens, mais il ne leva pas le regard vers eux. Tout le monde semblait agité, énervé, tendu. En se retournant, il vit de loin ses parents qui allaient d’un villageois à l’autre, gesticulant, visiblement inquiets. Thomaïs accéléra le pas, sentant qu’il valait mieux pour lui ne pas traîner dans les parages.  

Après une matinée en compagnie d’Armaël, Thomaïs décida qu’il était temps de rentrer chez lui. Il ne pouvait repousser plus avant l’explication qu’il devait à ses parents. Armaël l’accompagna un bout de chemin. Ils étaient en vue du village quand ils virent un groupe d’habitants, comprenant les parents de Thomaïs, venir dans leur direction et bifurquer vers la colline. Ils étaient armés de fourches et de piques et semblaient agités.

Thomaïs n’osa pas les suivre pour leur poser des questions. Se séparant d’Armaël, il décida de réintégrer sa demeure. Il se dirigea vers les premières maisons du bourg. Arrivé à celui-ci, penaud, il tenta de demander aux personnes qu’il croisait le pourquoi de cette expédition. Mais il eut la désagréable surprise de voir les gens lui tourner le dos, personne n’accepta de lui répondre. Les villageois semblaient lui battre froid. Il questionna plusieurs personnes mais aucune ne lui répondit. Pendant qu’il tentait de recueillir des informations, il entendit une déflagration en provenance de la colline. Elle fit bondir et se signer les personnes proches de lui.

Malgré tous ses efforts, Thomaïs n’arriva pas à faire parler les villageois. Ils refusaient de lui répondre. En fin d’après-midi, il vit le groupe d’habitants qu’il avait vu partir le matin, regagner le bourg. Ils semblaient fatigués, sales, poussiéreux. Deux hommes en soutenaient un troisième qui avait une plaie à la tête et saignait. Derrière le groupe, il distingua deux autres hommes qui portaient une civière de fortune. Sur ce brancard improvisé, un tissu recouvrait ce qui ressemblait à un corps, un corps plutôt petit. Ses parents fermaient la marche.

Quand la troupe villageoise passa à proximité de lui, il vit une main qui sortait de dessous le linceul. Cette main lui apparut très pâle, assez petite et fine, elle appartenait sans aucun doute à quelqu’un de très jeune. Il fut pris d’une soudaine peur et partit à la course vers la maison d’Armaël, craignant que cette main ne lui appartînt, bien qu’il ne l’ait quitté que depuis peu de temps. Il fut très vite rassuré en voyant son ami assis à l’entrée de sa maison.

Thomaïs se dirigea à nouveau vers le village qu’il traversa et qui était étrangement désert, et se rendit chez lui. Beaucoup de monde était rassemblé devant la petite maison. Il ne comprenait pas pourquoi autant de gens étaient réunis ici. Les conversations étaient sourdes, inquiétantes. Il tenta de se frayer un passage vers la porte d’entrée, mais dut passer sur le côté, les gens ne se poussant pas. Une fois le groupe passé, l’accès à la porte était libre, les badauds n’osaient visiblement pas s’approcher plus près.

Thomaïs atteignit le seuil, il percevait des plaintes et des sanglots. Il avança doucement dans la pièce et se dirigea vers les lamentations plus loin dans l’habitation. En entrant dans la chambre, il eut un mouvement de recul. Il vit ses parents défaits, sa mère en larmes, son père tentant de la consoler. Ils étaient agenouillés aux pieds du lit. Et surtout il vit, déposé sur la paillasse, un corps. Le corps d’un jeune garçon, un jeune garçon lui ressemblant, vêtu comme lui, les vêtements poussiéreux et déchirés, la tête en sang.

Thomaïs était atterré. Soudain il comprit. Il comprit pourquoi depuis la veille les villageois ne lui parlaient plus. Il releva la tête, s’approcha de ses parents et tenta de leur parler. Il voulait apaiser sa mère, lui dire qu’il était là, qu’il ne souffrait pas, qu’il serait toujours là. Il lui parla, mais elle ne l’entendit pas. Il s’avança encore un peu et la frôla de sa main exsangue. Elle redressa doucement la tête surprise par un courant d’air frais. Elle se sentit un peu rassérénée.

Thomaïs, ne pouvant plus rien faire pour ses parents repartit en direction de la maison d’Armaël. En passant devant la petite église, il s’arrêta brusquement et pénétra dans le cimetière attenant. Il erra un moment dans celui-ci, et dans une partie latérale, un peu éloignée du reste des tombes il trouva ce qu’il cherchait. Juste à côté un homme s’afférait, il enfonçait méthodiquement sa pelle dans la terre. Sur la stèle qu’il avait découverte, une chose attira son regard, la date. Un siècle, un siècle tout juste s’était écoulé, Thomaïs eut un sourire triste.

Thomaïs avait besoin de temps pour réfléchir à ce qui allait se passer et ce qui lui arrivait. Il passa une partie de la nuit à errer dans le village, croisant parfois des habitants qui ne le voyaient pas et poursuivaient leur route, regagnant leur demeure à la hâte serrant un peu plus leurs vêtements, comme s’ils ressentaient de la peur et avaient besoin de se rassurer. Thomaïs n’essaya pas de leur parler, il savait désormais que ça ne servirait à rien.

Au petit matin, il alla voir Armaël. Celui-ci, était comme souvent assis devant sa masure. Thomaïs alla s’asseoir à côté de lui et se décida à lui expliquer ce qu’il avait compris depuis la veille. Il prit du temps pour lui dévoiler ce qu’il avait appris, ne sachant quels mots employer pour que ce soit moins douloureux. Armaël le regarda surpris. Il commença par contester ce que lui apprenait Thomaïs. La vérité tentait de s’imposer à lui, mais il ne voulait pas la voir. Constatant sa difficulté à réaliser ce qu’il entendait, Thomaïs se leva et demanda à son ami de le suivre.

Il l’emmena directement vers le petit cimetière où se trouvait la stèle qu’il voulait lui faire voir. Il était déjà presque midi. En arrivant à proximité de la vieille église, ils virent une foule compacte qui s’en éloignait. Thomaïs repéra ses parents, des voisins les entouraient. Il fut tenté de courir vers eux mais ne le fit pas. Armaël ressentit la tristesse de son ami.

Thomaïs se reprit après avoir regardé la foule diminuer et disparaître au bout de la route. Il entraîna son ami. En pénétrant dans le cimetière, ils croisèrent l’homme qu’il avait vu la veille, il partait la pelle sur l’épaule, le visage triste. Ils se trouvèrent bientôt devant la pierre que Thomaïs voulait montrer à Armaël. Celui-ci la regarda et ouvrit de grands yeux, il venait de lire l’inscription. Hagard, il se tourna vers Thomaïs.

Thomaïs avait, lui, les yeux fixés sur la stèle voisine. Une stèle toute neuve, plantée au bout d’une petite parcelle de terre fraîchement retournée. Thomaïs s’agita et prit son élan comme pour partir à la poursuite de la foule maintenant bien loin. Il hésitait, s’arrêta et enfonça les poings dans ses poches de dépit, il sentit le bout de tissu au bout de ses doigts et le sortit. Armaël lui prit doucement la main et lui fit tristement un signe de la tête. Cela ne servirait à rien. Ils posèrent à nouveau leur regard sur les deux stèles, deux stèles gravées à leur prénom.

Les deux garçons avaient enfin la réponse à leur question. Les villageois ne les méprisaient pas et ne refusaient pas de leur répondre, ils ne les voyaient tout simplement pas. Personne ne les voyait plus. Seul Thomaïs avait eu ce don, le don de voir ceux qui n’étaient plus, et de leur parler. Thomaïs regarda en direction de la demeure maudite, puis des vêtements d’Armaël. Il sourit alors à Armaël qui serra un peu plus fort sa main. Tous deux resteraient désormais ensemble. À deux le temps leur paraîtrait plus doux.


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